Via les mots et histoires, ouvrir plus de perspectives au sein d’une entreprise et faire goûter d’autres possibles en interne : ils doivent être nombreux à en rêver.
Axelle Kiers… le fait. Qui plus est, dans un groupe inspirant. Tout y est !
Auteure de récits prospectifs chez Decathlon : mais que fait-elle ? À quel moment intervient-elle ? Sur quel type de demande ? Quels besoins ?
Rebondissant sur des expériences riches et variées, cette littéraire à l’imaginaire débridé exerce un métier nouveau. Unique aussi — elle est d’ailleurs la seule dans l’entreprise Decathlon, et probablement dans tout le groupe Mulliez. Que cela soit pour comprendre sa fonction ou pour avoir sa vision de ces Nouveaux Récits dont on parle tant, j’ai eu envie de l’interroger.
Moment riche. Nourri. Mais aussi… échange ! Car l’interviewée est curieuse des autres. Et pour avoir mené de très nombreuses entrevues, je n’avais pas vécu encore cette symétrie des questionnements 😉
Merci de ce moment, Axelle ! De ta générosité comme de ta pétillance.
Et cap sur ce métier que tu inventes avec brio. #CParti
Comment définirais-tu ton poste d’« auteure de récits prospectifs » ? Mais aussi, à quel moment arrives-tu dans les projets avec cette forme particulière de narration ? Avec quelle liberté ?
Je fais partie d’une équipe — Decathlon Perspectives, cellule prospective de l’entreprise, jusqu’alors rattachée à Decathlon University, le centre de formation interne de Decathlon et depuis peu, intégrée à la direction de l’Innovation — qui explore des sujets qui ne sont pas encore ou peu étudiés dans l’entreprise. Portant essentiellement sur des questions macro-sociétales. Dépendants du centre de formation interne, nous avons dernièrement beaucoup investigué sur la notion d’apprentissage du collaborateur, les compétences et métiers de demain, la formation de demain. Notre rattachement à l’Innovation devrait donner lieu à d’autres directions.
L’objectif, à partir de l’analyse des tendances lourdes et de l’identification des signaux faibles, est d’imaginer des hypothèses sur ce que pourrait devenir l’entreprise dans plusieurs années à plusieurs décennies — soit donc des sujets proches de la vision et de la stratégie.
Notre équipe mène des recherches en prospective, à partir d’éléments tangibles, factuels, mais aussi de données imaginées. Nous proposons en effet des hypothèses, des scénarios tenant parfois en 1 ou 2 phrases.
Je viens ensuite compléter, étirant certaines éventualités pour en faire un/des récit.s prospectifs. Mêlant ainsi palpable, résultats d’analyses et créativité pour y ajouter des ingrédients, écrire des évènements qui pourraient se dérouler dans quelques années, des personnages, des lieux, etc. Je file alors l’idée maîtresse. J’entrelace tout cela pour en faire une histoire que l’on peut ensuite lire/écouter/raconter et dont le but est de permettre au collaborateur de projeter son projet, son métier, l’entreprise au global, dans des futurs possibles et souhaitables.
Tu peux nous donner des exemples ?
Chaque année notre équipe conçoit un book de tendances macro-sociétales, dans lequel toutes les équipes et projets peuvent se nourrir. Ce travail — qu’on appelle le Digest — nous prend environ 4 mois par an. Cette année, j’y ai ainsi proposé 4 fictions qui ont pris la forme d'un communiqué de presse, d'un article de journal, d'une interview d’une sportive et d'un extrait de conférence. Les formats émergent suivant les besoins et envies.
Dans un autre registre, je suis actuellement sur un dossier abordant les compétences à développer pour aborder le 21e siècle ; j’y ai imaginé 7 jobs du futur, en allant écrire pour chacun la fiche métier.
Ou encore, en 2022, nous avons imaginé 2 récits sur le futur de Decathlon au global : l’un où l’entreprise fête son centenaire en 2076, l’autre où l’entreprise met la clé sous la porte, faute d’avoir pris les bonnes décisions pour assurer pérennité et prospérité. C’était assez... osé, mais cela été très apprécié en interne !
Est-ce qu’il y a eu un déclic où t’est venu… le goût du futur ? Mais aussi, un moment où tu as eu cette audace de le prendre au sérieux ?
Je travaillais chez Decathlon depuis quelque temps déjà. En 2015, un tiers lieu s’y est ouvert, qui cherchait un responsable événementiel pour animer cet espace déjà fortement tourné vers l’innovation, la créativité, la posture du manager, la création de liens, l’intelligence collective.
J’ai donc animé cet espace pendant 5 ans.
Au fur et à mesure de son évolution, on a commencé à faire des explorations de futurs, à étudier des sujets qui étaient inédits dans le groupe — à l’époque, c’était l’eSport, la blockchain, le biomimétisme, les neurosciences, etc. — en nous structurant progressivement.
Cela a pris plusieurs années. De responsable événementiel, je suis ainsi passée à responsable de la communication ; puis je me suis formée sur les signaux faibles, l’exploration, l’analyse.
Plus tard, on a voulu mettre une ressource sur les récits. Et comme je suis littéraire de base, dans la création de contenus depuis longtemps et que j’ai beaucoup d’imagination, c’était tout naturel que j’y aille…
Sachant que, lorsque je travaillais à la communication, j’aimais déjà transmettre en racontant des histoires, sans que cela soit des récits prospectifs. C’était ma façon d’écrire pour toucher.
Je suis en effet intimement convaincue de la force du récit pour faire passer un message, créer de l’émotion,
qui va permettre la mise en action derrière.
Est-ce qu’il te semble y avoir des ingrédients indispensables dans une fonction comme la tienne ?
Côté prospective, je pense qu’il est nécessaire d’être vraiment curieux. Sans limite. Sur tout. Oser aller chercher certaines sources, confronter des points de vue, discuter avec des personnes qui n’ont pas les mêmes idées, s’exposer à la controverse. Avoir aussi une bonne capacité d’analyse, pour croiser les données, tirer des fils que rien ne relie. Et de l’esprit critique, ne serait-ce que pour investiguer et croiser les sources.
Côté auteure, il me semble qu'il est nécessaire d'avoir pas mal d’imagination ainsi qu'une bonne capacité pour se projeter, pouvoir prendre du recul et concevoir les choses autrement.
On a aussi, dans l’équipe, cette chance d’avoir une qualité de relations humaines qui est juste… formidable. C’est à la fois tellement confort, mais plus encore, un cadeau d’avoir cette capacité d’écoute où l’on peut exprimer ce qu’on ressent ; il y a un peu une posture de coach entre nous. C’est un ingrédient qui me semble indispensable pour que la magie de mon métier prenne.
Il est bien sûr important de vraiment capter les besoins actuels du commanditaire, et les résultats qu’il attend. Ce qui fait qu’on va souvent reposer des questions pour approfondir — on appelle ça les rendez-vous pop-corn. Un brief clair donc, sans être trop rigide. Il s’agit à la fois de bien comprendre le besoin et de s’autoriser à s’en éloigner pour apporter un autre éclairage sur la situation. Mais le client doit de même être ouvert, pour accepter de voir les choses différemment — d’où l’importance du mandat de départ.
On s’est rendu compte que lorsqu’on avance, qu’on amène une idée/un sujet qui est peut-être un peu trop avant-gardiste, cela peut prendre entre 2 et 3 ans pour qu’il y ait quelque chose de concret qui se développe dans l’entreprise ; un POC, un prototype, une personne missionnée sur un sujet. 2 ou 3 ans...
À l’inverse, est-ce que de ton point de vue, il y aurait des obstacles ou contre-indications aux récits prospectifs ?
Peut-être un manque d’ouverture — je vois en effet des personnes qui ne prennent pas au sérieux les récits prospectifs. Regardent cela comme des contes, des fables, des histoires pour enfants, sans bien saisir ni imaginer la puissance du récit. Des personnes qui n’ont peut-être jamais pris le temps d’en écouter vraiment ; dont l’attitude traduit un « je n’ai pas que ça à faire » ! Il s’agit en fait d’oser vivre cette expérience — que l’histoire paraisse un peu farfelue au départ, avec de drôles de machines ou qu’elle se déroule en 2040, ce qui peut sembler loin. Cela parle de lâcher prise.
La contre-indication pourrait aussi résider dans le fait que l’on cherche dans ces récits des résultats marketing ou que soit attendu un projet clé en main face à leurs besoins. Que l’on amène sur un plateau d’argent une solution en disant : « Voilà ton projet d’équipe ! » ou « Voilà ta nouvelle vision ». Ce qui, évidemment, n’a pas de sens. On peut juste ouvrir, accompagner, pour que cela émerge ensuite d’eux ou de chez eux.
"Pour moi, les récits prospectifs n’ont pas pour finalité de vendre quelque chose. Et surtout pas de convaincre. Mais de faire expérimenter. Et de transmettre un.des message.s. Après, la personne se fait son avis."
Tu fais un métier peu connu. Quels seraient tes mots ou arguments pour l’expliquer et pour en démontrer la puissance, l’utilité, la richesse ?
De mon point de vue, la fiction c’est LE moyen de faire passer des messages pour qu’ils soient compris sans être trop directs, ni blesser ou accuser, et que cela génère des émotions. Si on y arrive, le message me semble passé ! Il est transmis, et c’est à la personne de se mettre en action ensuite.
Pour avoir écouté, entendu des récits qui m’ont fait vibrer, et m’ont donné la chair de poule, je suis convaincue de cette puissance. Et, en même temps, il y a des dérives sur ce sujet. On entend de plus en plus parler de Nouveaux Récits. Il y en a partout — fresque, assos, assemblées. Tout ça, c’est génial et je fais partie de certains, mais je trouve parfois que cela ne va pas assez loin. Ce qui peut donner lieu à la création de récits pour la création de récits — qui n’ont pas forcément de fond derrière. Cela le gadgétise un peu.
Dans le monde de l’entreprise, tous les marketeurs et les communicants s’emparent de ces Nouveaux Récits ; tout le monde veut en faire et cela risque d’amener du New-récit-washing (je ne sais pas comment dire !). Mais pour finalement, vendre plus de produits. Favoriser l’hyper consommation. Et ça… ça me déprime. Je n’ai pas envie de cela. J’ai bien conscience que je travaille moi-même pour une entreprise qui vend des produits, mais mes récits ne créent pas de besoin ou de désir d’achat, ce sont juste des fenêtres sur des futurs envisagés, à destination des collaborateurs. Bref, je crains parfois que les Nouveaux Récits ne deviennent un outil de communication qui ne soit pas utilisé à sa juste puissance. Mais des dérives, il y en a pour tout, et heureusement il y a aussi des personnes bien intentionnées qui s’en servent de manière juste !
Pour moi, les récits prospectifs n’ont pas pour finalité de vendre quelque chose. Et surtout pas de convaincre. Mais de faire expérimenter. Et de transmettre un.des message.s.
Après, la personne se fait son avis. Et libre à chacun de prendre ses décisions en fonction de qu’il a ressenti, de son périmètre, de ses besoins, de ses en-vies…
cbc - 29 août 2024
Super merci @Audrey Hespel pour la mise en lien!
Et merci encore @Axelle. Jolie nouvelle que celle que tu as écrite en 2020 Usbek & Rica